A toi, Lecteur,

Bon bon bon. Si je t’ai choisi, c’est parce que tu es quelqu’un que je connais bien et qui aime lire. Pour autant, ce que je te demande n’est pas facile. Je m’explique. Tu as entre tes mains quelque chose qui doit être jugée. J’ai écrit ceci et j’attends ton avis.

Ce qui implique que ta lecture ne vas peut-être pas être très agréable. Ta mission, c’est de traquer les fautes d’orthographe, les répétitions lorsqu’elles te sautent aux yeux, les phrases qui n’ont pas de sens, bref tout un travail minutieux et chiant. Ceci dit, pour te rassurer, tu n’es pas tout seul à faire ce travail et ce n’est pas le plus important. Donc si tu loupes quelque chose, tu ne seras pas fouetté en public.

Non, la chose très importante à rechercher, c’est les incohérences dans le récit. Du genre, si j’ai ouvert une porte (Sally sentit des ailes pousser dans son dos.) que j’ai oublié de refermer (Sally passa sa visite chez le médecin sans problème particulier.). Ou alors, une femme mince petit et rousse qui devient tout à coup grande, grosse et blonde. Ce genre de trous dans lequel on pourrait cacher un troupeau de buffle mais qui ne m’a pas forcément sauté aux yeux. Et oui, je bosse là-dessus depuis un moment et j’ai été tellement plongé dedans que tout me paraît logique !

Ensuite, il va te falloir noter les passages que tu trouve vraiment chiant. Quand tu t’emmerde pendant dix pages, dit le.

Mon conseil, mais tu en fais bien ce que tu en veux, c’est de lire le bouquin d’une traite de préférence. Bon évidemment, je ne serais pas là pour te surveiller alors tu as le droit de ne pas le faire. Mais tentes de ne pas le laisser traîner trois jours sous ton lit : les incohérences te sauteraient moins aux yeux.

Ce qui m’amène à un point obligatoire en revanche. Si tu décides de devenir un de mes lecteurs particulier, si tu lis la première page de ce livre, c’est que tu le liras jusqu’au bout. Même si tu n’en peux plus, que c’est trop nul et que c’est chiant à mourir, tu liras jusqu’au bout. Sans sauter de passages si possible. Non, sans sauter de passages du tout.

Une fois que tu auras réussi à faire tout ça, si tu es toujours vivant, il te reste une chose à faire. Me dire tout ce que tu penses de ce livre. N’aies pas peur d’être dur. Si tu as des choses à dire, dis-les. C’est pour cette unique raison que tu lis ces lignes. Si tu comptes me dire « c’est pas mal » en pensant le contraire et sans rien ajouter, tu peux arrêter tout de suite de lire ce papier ennuyeux. Tu n’as pas le profil de ce que je recherche. En revanche, je ne suis pas masochiste. Alors si quelque chose te plaît, tu as aussi le droit de le dire. Bref, quoi que tu aies à me dire, expliques-toi.

La version que tu as entre les mains est pour toi. Tu as le droit de la griffonner, de la raturer, ou même de faire autre chose avec (mais je ne veux pas savoir quoi !) du moment que tu peux la lire.

Je finirais sur ces quelques mots de S. King. Et en attendant cher lecteur, si tu acceptes de m’aider, je te souhaite une agréable lecture !

²Dans son rôle de critique et de première lectrice, Tabby me fait souvent penser à une anecdote concer­nant la femme d'Alfred Hitchcock, Aima Reville. Elle était pour lui l'équivalent de la première lec­trice, une critique à l'œil acéré que n'impressionnait nullement la réputation grandissante du maître du suspense en tant qu'auteur. Heureux homme. Si Hitch disait vouloir voler, elle lui répondait de finir d'abord ses œufs.

Peu de temps après avoir achevé le tournage de Psychose, Hitchcock le visionna en compagnie de quelques amis. Ceux-ci le couvrirent d'éloges, décla­rant que c'était un chef-d'œuvre du suspense. Aima les laissa tous parler, ne prenant la parole que lors­qu'ils eurent terminé : « Tu ne peux pas le faire sor­tir comme ça », dit-elle fermement.

Il y eut un silence quasi scandalisé, sauf de la part d'Alfred Hitchcock, qui demanda tranquillement pourquoi. « Parce qu'on voit Janet Leigh déglutir alors qu'en principe elle est morte », répondit-elle. C'était vrai. Hitchcock ne discuta pas davantage que je ne le fais lorsque Tabby met le doigt sur une de mes fautes. On peut avoir des discussions animées sur certains aspects d'un livre, et il m'est arrivé d'al­ler contre son avis, quand il s'agissait d'un élément subjectif; mais lorsqu'elle me prend sur le fait, qu'elle débusque une gaffe, je la vois tout de suite et je remercie le ciel d'avoir auprès de moi quel­qu'un qui me dise que ma braguette est ouverte avant que je sorte dans la rue.

Outre cela, j'envoie en général mon manuscrit à plusieurs autres personnes (entre quatre et huit), qui ont déjà critiqué mes travaux précédents. Les manuels d'écriture mettent souvent en garde contre le fait de demander à des amis de relire vos trucs, laissant entendre que vous risquez d'avoir des avis peu objectifs de la part de gens qui sont venus dîner chez vous et qui envoient leurs gosses jouer avec les vôtres dans la cour. D'après eux, il serait peu élégant de mettre un pote dans une telle situation. Qu'arrive­rait-il, s'il lui fallait dire : « Désolé, mon vieux, tu as pondu de grandes choses par le passé, mais ce truc-là, c'est craignos » ?

Remarque qui n'est pas fausse, mais je me demande si c'est un avis objectif que je cherche vrai­ment. Et je crois que la plupart des gens qui sontassez intelligents pour lire un roman auront aussi assez de tact pour trouver un mode d'expression plus élégant que c'est craignos. (Même si nous savons bien, n'est-ce pas, que dire : Je me demande s'il n 'y a pas quelques petits problèmes est un euphémisme pour : c 'est craignos). Par ailleurs, si vous avez vrai­ment écrit une merde (cela arrive et, en tant qu'auteur de Maximum Overdrive, j'ai qualité pour parler), est-ce qu'il ne vaut pas mieux que ce soit un ami qui vous l'apprenne alors que le tirage se limite encore à une demi-douzaine de photocopies ?²