C'est arrivé tout à l'heure, alors que j'étais au travail, plutôt démotivé par ce que je devais faire. Un an que j'étais à mon poste, et j'avais déjà fait le tour de tout ce que je pouvais faire. Et que j'allais devoir faire encore des années durant.

Je venais de rentrer du repas. Dehors, il faisait beau, doux pour la saison, ciel bleu, soleil. Moi, j'étais seul dans mon bureau. René, mon collègue, était absent pour la journée. Je songeais à la discussion que j'avais eu avec Karen quelques minutes auparavant, au moment du dessert. A tout ce qu'elle m'avait dit. Que si elle repassait à son ancien poste, ce qui était de plus en plus probable, elle serait muté. Que ma nouvelle collègue qui allait arriver d'ici un ou deux mois était une peste sans nom, une femme froide, autoritaire et qui passait des mains aux fesses de ses collègues masculins. Je repensais à tous ces jeunes que j'avais vu passer chez notre concurrent, pas très loin de chez nous, et où des techniciens à un rang inférieur au mien gagnaient 500€ net de plus par mois.

Je repensais à tout ça, et dans ma tête, je me demandais ce que je pouvais bien faire. Mon travail ne m'intéressait plus vraiment, je ne pouvais pas passer chez la concurrence à cause d'un foutu accord tacite dont je ne connaissais pas l'existence avant d'entrer dans ma boîte, et j'avais l'impression d'être tombé pile poil dans la case que je voulais éviter à tout prix : le boulot chiant qui ne motive pas et qui ne gagne pas non plus des cents et des milles. Jusqu'ici, j'avais Karen. Mais maintenant, je savais qu'elle avait une chance sur deux d'être mutée...

J'ai jeté un petit coup d'oeil à l'horloge. Il me restait encore une heure avant d'aller une fois de plus passer mon après-midi dans notre service ennemi. Nos chefs avaient décidés qu'il fallait une véritable présence de notre service dans ce service ennemi, et mes collègues et moi devions donc y passer plusieurs après-midi par semaine. Imaginez-vous dans un environnement hostile, une tension type western où vous ne faites qu'observer et être observé. Réjouissant non?

Et puis, je me suis souvenu que je n'avais même pas vérifié si mon ticket d'€uromillions était gagnant. Oh bien sûr, comme d'habitude je ne me faisais pas d'illusion, mais en cette période désabusée, je me suis dit que je n'avais rien à perdre. Je me suis donc connecté au site internet et j'ai cliqué sur "résultats". Je connaissais mes numéros par coeur, je joue toujours les mêmes. La page s'est chargée. Tous mes chiffres y étaient. Tous. Mon coeur a loupé un battement. Ma respiration s'est bloquée. Mes yeux se sont agrandis.

J'avais gagné.

J'avais gagné. 27 000 000 d'euros. 177 000 000 de francs.
Dans ma tête, j'ai hurlé "oh mon dieu, oh mon dieu, oh mon dieu" au moins dix fois d'affilé. Mais extérieurement, j'étais comme figé. Et puis j'ai senti une vague de joie intense m'envahir, mais je me suis retenu de hurler. Je me suis souvenu de ce que j'avais envisagé de faire si ce moment se présentait un jour. J'ai juste revérifié les chiffres, pour être certain de ne pas faire de connerie tout de suite. Les chiffres n'avaient pas changés. J'étais multimillionaire.

Je me suis levé et j'ai commencé par aller dans le bureau de mes deux collègues Sarah et Malinie. Je les ai regardé, et je leur ai dit:
-Sarah, je crois que tu es quelqu'un de très compétent. Tu devrais prendre tes affaires et te tirer d'ici. En restant, tu vas t'épuiser à lutter contre trop fort. Et tu vas finir par devenir quelqu'un qui n'en aura plus rien à faire de son travail. Je pense que tu es trop précieuse pour ça. Malinie, tu n'es pas encore en CDI, même pas en CDD. Profites en. Ne reste pas non plus.
Elles m'ont regardé bouche bée, mais avant d'avoir pu répondre quoi que ce soit, j'étais sorti.

Je suis allé directement dans le bureau de Karen et je lui ai dit:
-Arrête immédiatement ce que tu es en train de faire. Pose ton après-midi en "sans solde" (= pas payé, traduction pour stefano ;o) ).
-Mais je...
-T'occuppe. Je te payerai, moi.

Je suis sorti et je suis allé dans le bureau de ma chef.
-Bonjour Sophie. Je tiens juste à te dire que l'objectif que tu nous as mis, le principal, à tout l'équipe, et bien cet objectif est stupide. Tu forces deux services n'ayant pas le même but à cohabiter en espérant que les choses s'arrangeront d'elle-même. Je vais te dire une chose : ça ne se passera pas comme ça. La situation est de plus en plus tendue et ça ne peut finir que d'une seule façon, ça va péter.

Et je suis sorti.
Karen me suivait :
-Mais bon sang, qu'est-ce qui t'arrive?
Et là, seulement là, dehors, au grand air, j'ai poussé un hurlement:
-JE SUIS RIIIIIIICHE!!! Karen!! J'ai gagné à l'€uromillions!!

Après ça, nous avons hurlé et rigolé pendant une bonne dizaine de minutes. Et puis j'ai pris des décisions. D'abord, un voyage pour fêter ça. Prévenir Tatie, Nick, ma famille. Faire la fête. Tout placer pour que ça rapporte et vivre des intérets, continuer à bosser mais à mi-temps et dans quelque chose qui n'a rien à voir avec la bio! En bibliothèque ou en librairie par exemple. Et puis, et puis, j'ai pris 5 minutes pour venir ici, et vous raconter tout ça quand même!

Et non, évidemment, en fait je n'ai pas gagné à l'euromillions...
Dommage...